C’est bien beau tout cela, me disait il y a quelques jours
l’un de mes amis, vouloir la sobriété heureuse, la fin de la société de
consommation, le retour aux vraies valeurs humaines et le rejet de l’argent…
Mais comment réalise-t-on tous ces nobles objectifs alors que personne,
c’est-à-dire lui et moi y compris, n’est prêt à abandonner ses possessions pour
aller vivre en ermite loin de la tentation des « choses ». Nous voulons tous rêver : comment
allons-nous convaincre les gens de rêver à un futur avec moins alors qu’ils ont
toujours voulu plus ? Quelle baguette magique va transformer nos
contemporains, sinon en ascètes vertueux du moins en consommateurs
« raisonnables et mesurés » ?
Comment comprendre cet attachement quasi viscéral à la
consommation de produits ou de services dont nous reconnaissons de plus en plus,
notamment dans les pays les plus développés, qu’ils ne nous sont pas
indispensables ? Il y a évidemment plusieurs
raisons ; d’ordre psychologique (le plaisir même fugace de la possession,
le sentiment de sécurité que la propriété apporte parfois), sociologique (les
objets que l’on possède disent quelque chose sur nous, sur notre statut dans la
société, …) et anthropologique (la logique mimétique, les transactions
dons/contre-dons, …). Toutes ces raisons sont bien entendu valables et il
serait pour le moins hasardeux de vouloir les ordonner selon leur pouvoir
explicatif. Cela dépend de chaque individu, de son histoire personnelle, de la
société dans laquelle il évolue, et sans doute aussi des caractéristiques
matérielles et symboliques de l’époque.
Mais pour nombreuses et diverses qu’elles soient, ces
explications échouent à englober la totalité du phénomène, c’est-à-dire
précisément son caractère à la fois instinctif et construit, tel un archétype qui
s’impose à nos consciences si on ne l’écarte pas par un acte de la volonté.
Nous fonctionnons avec l’avoir comme nous fonctionnons avec les rituels sacrés c’est-à-dire
qu’une espèce de sidération de notre rationalité nous empêche de voir l’illusion
derrière une « liturgie » publicitaire dont l’omniprésence et la
répétitivité nous subjugue. Cet attachement qui est comme une dévotion à un
artefact sacré est ni plus ni moins ce que Marx dénonçait lorsqu’il condamnait
notre relation à la marchandise : un fétichisme. Les hommes rêvent
aujourd’hui aux objets à défaut de rêver à Dieu et ayant relégué leurs anciens fétiches
aux oubliettes des idées passées de mode, ils fétichisent maintenant leurs
propres productions.
Certes, il ne suffit pas d’identifier une analogie (ici, on
l’aura compris, entre le sacré et la consommation) pour justifier un argument
(le fétichisme des objets est de même nature que le fétichisme religieux). Il me
faudrait plus de travail et un texte sans doute beaucoup plus long pour
détailler tous les arguments en faveur de cette thèse. Je propose toutefois, non
pas en guise de preuve mais seulement de jalon dans cette réflexion, que notre
civilisation technicienne a substitué l’Idée de progrès à celle de providence
divine. Ces deux Idées ont d’ailleurs une certaine similitude puisque le progrès
comme la providence sont censés sauver l’humanité alors que tous deux échappent
au contrôle de l’homme (même si dans le cas du progrès technique et au
contraire de la providence, il en est le seul acteur). En tant qu’Idée, le
progrès technique est la croyance que l’amélioration est potentiellement
infinie, que l’on peut concevoir, inventer, fabriquer, toujours mieux sans que
rien ne vienne arrêter cette dynamique si ce n’est notre créativité et notre
productivité. Pour ne pas arrêter le progrès, il faut donc continuer à innover
et à produire sans cesse. Le progrès est le synonyme du « Bien » pour
une civilisation technicienne car chaque limite atteinte est une occasion de
tester notre capacité à la franchir en résolvant un problème. Le progrès est donc ce qui apporte le bonheur
car le bonheur, dans sa formulation la plus élevée au sein d’une société
technicienne, c’est d’aller toujours
plus loin dans l’univers infini des possibles et, dans son incarnation
vulgaire, d’avoir toujours plus, toujours mieux. Avec la science et la
technique dont ils sont d’ailleurs les produits directs, les objets sont les
seules productions humaines pour lesquels la notion de progrès peut avoir du
sens. Cela n’est pas vrai de l’art, pas vrai non plus de la philosophie. A
partir du moment où nous avons opéré cette substitution de la providence par le
progrès alors le fétichisme des objets (en remplacement du fétichisme
religieux) est devenu une conséquence évidente
Mosquée d'Enampore (crédit: Oriane Benabadji)
.
Si l’on accepte mon hypothèse, on peut alors se demander si
après s’être « désillusionnée » de Dieu, l’humanité pourra se
désillusionner des choses. Or, même dans l’imagination la plus folle d’un libre esprit européen
du 17ème siècle, on ne risque pas de trouver la prédiction d’une
société future majoritairement athée. Comment cela aurait-il été possible alors
que toute la structure sociale et politique, le langage même était défini par la
croyance en Dieu et en une religion ? Et il nous est sans doute tout aussi
difficile d’imaginer un avenir sans consommation, sans rêves d’« avoir »
alors que toute notre imagerie symbolique, statutaire ainsi que l’équilibre
économique même de notre civilisation sont fondés sur la production et la possession
d’objets.
Il y a donc de l’espoir. Mais faudra-t-il pour cela brûler
des centres commerciaux comme on pût bruler des églises au 18ème
siècle ou couper la tête des publicitaires et des capitaines d’industries comme
on le fît pour les clercs et les nobles ? Ou bien devrons-nous faire
revenir Dieu, Sa providence et Ses religions pour faire reculer le consumérisme
dans une sorte de revanche du refoulé ? Car comme le rappelait Castoriadis
(sans toutefois militer pour cette solution), ce sont les mythes religieux qui nous
protégeaient de l’hubris, cette trop humaine démesure à laquelle appartient
notre soif de posséder toujours plus. Entre la violence révolutionnaire et le
recours à des institutions du passé qui nous aliènent dans une autre forme d’hétéronomie,
y-a-t-il une 3ème voie ?
De fait, il en existe peut-être une, non violente et
créatrice de nouvelles potentialités et de nouvelles valeurs collectives. Cette
3ème voie consiste tout simplement en un refus du consumérisme par
un nombre progressivement de
plus en plus important d’individus qui désireraient puis agiraient concrètement
à introduire plus de sobriété dans leurs habitudes de consommation. Et en guise
d’action concrète, il suffit peut-être de miner le système de l’intérieur en
refusant de jouer totalement
le jeu de la consommation. « Progressivement » et « totalement »
sont deux adverbes clés ici puisque le premier signifie qu’il n’y aurait pas de
« grand soir » mais une longue transition paisible et que le second
récuse la nécessité d’un héroïsme jusqu’au-boutiste pour faire advenir les
temps nouveaux. Nous pouvons sans doute changer les choses en étant de plus en plus à être un peu plus mesurés. Pour participer au changement
du monde, il nous suffit d’être individuellement plus heureux en nous
désaliénant du fétichisme des objets et il n’est nécessaire pour expérimenter
cette nouvelle liberté ni de revenir aux temps de la lampe à huile, ni d’attendre
que tous nos voisins et concitoyens en soient également convaincus. Quelques
actes conscients et individuels de refus des incitations à consommer tout et n’importe
quoi sont déjà un grand pas sur le chemin d’une économie plus vertueuse et plus
soucieuse de l’homme et de la nature. « Soyez résolus de ne plus servir et
vous voilà libres » disait La Boëtie pour nous encourager à refuser la tyrannie.
La même attitude est tout ce qui est nécessaire pour que nous retrouvions
collectivement un certain sens de la mesure et si nous sommes suffisamment
nombreux et suffisamment résolus, le système d’aliénation économique qui
enserre nos existences au milieu de contraintes qui nous dépossèdent de toutes
nos libertés à part celles de consommer ce que l’on nous offre pourrait s’écrouler
tout seul faute de moutons à tondre.
Un point encore, qui est aussi une raison d’espérer :
il y a aujourd’hui une opportunité historique que n’ont pas connue les grands critiques
du « dérapage moral » du capitalisme qui nous ont précédé dans
les années 1960 et 1970 et qui sont pour la plupart morts sans avoir vu l’avènement
de la nouvelle société qu’ils appelaient de leurs vœux. La profonde crise
économique et financière et la grande fragilité des économies à l’heure
actuelle se traduit de plus en plus par une rupture du contrat de confiance implicite qui
liait les citoyens du monde développé à leurs institutions économiques et
politiques et qui justifiait toute la confiance qu’ils avaient dans le système
consumériste de production de bonheur et dans son mantra : « travailles,
enrichis-toi, consommes et tu seras heureux ». Aujourd’hui de moins en
moins de gens y croient et ce nouvel athéisme qui se développe est peut-être tout
aussi irréversible que le fût celui qui l’a précédé.
Cornelius Castoriadis
Désespéré par l’apathie de nos contemporains face aux
extraordinaires enjeux qui nous menacent, Castoriadis se demandait « Combien de temps cette humanité
restera-t-elle obsédée par ces inanités et ces illusions que l’on appelle
marchandises ? » (La montée de l’insignifiance. Les carrefours du
labyrinthe 4, éditions du Seuil, 1996) et de dénoncer l’active complicité des
victimes à ce qui les aliène. Comme j’ai essayé de l’exposer, il y a des
raisons d’espérer que nous allons individuellement et collectivement changer. La
question aujourd’hui serait peut-être plutôt à formuler de la manière suivante :
« Combien de temps reste-t-il à l’humanité avant qu’il ne soit trop tard
et que les seules options possibles deviennent ou bien le totalitarisme (quel qu’en
soit la forme) justifié par la protection de la planète et la sauvegarde de l’humanité
ou bien la révolte violente des laissés
pour compte de la prospérité ou bien encore la fuite en avant ultra
technophile qui accroîtra les inégalités et les tensions sociale? ».
Difficile de répondre à cette interrogation là et donc autant se mettre au travail
tout de suite.
Je m'en excuse par avance, mon commentaire sera un peu hors sujet. Hors du sujet, en tout cas, que tu viens d'aborder (fétiches et objets) mais pas hors du sujet du blog.
RépondreSupprimerIl se trouve que, professionnellement, je participais hier au « World Food Day » à l'Exposition universelle de Milan. Il y avait là entre autres le Secrétaire Général des Nations Unies et le Président de la République italienne. Après les grands discours d'usage s'ouvrait une session consacrée au financement de l'agriculture. Excellent sujet, puisque, surfinancée (et ultra-subventionnée dans les Pays développés, y compris ceux qui se piquent de libéralisme pur jus comme les Etats-Unis), l'agriculture ne l'est que trop peu dans les Pays en développement ou émergents.
Mais il semble bien que dans ce domaine comme dans tant d'autres l'inégalité et l'inéquité soient partout présentes. S'il s'agit de parler de financement privé, on se heurte tout de suite aux problèmes de la rentabilité et des garanties. Le financement privé est davantage tourné vers l'industrialisation de l'agriculture que vers le soutien à des modes de production durable, alors qu'il faudrait peut-être privilégier d'abord la sécurité alimentaire (notion d'ailleurs assez récente), ce qui implique notamment la création de réserves destinées à faire face aux situations de pertes ou de mauvaises récoltes.
Quant au financement institutionnel dans les Pays en développement ou émergents, il se réduit à celui des agences multilatérales. Mais qu'est-ce à dire exactement ? Nous avons entendu hier le représentant de la Banque Mondiale déclarer très franchement que son organisation ne finançait jamais directement les petits exploitants, tout en sachant bien que ceux-ci représentent des forces vitales, un dynamisme et une capacité d'innovation indispensables dans le secteur agricole. Ce n'est pas pour rien d'ailleurs que la FAO a récemment proclamé une « Année de l'agriculture familiale ». La Banque Mondiale ne touche les petits exploitants qu'au travers de structures intermédiaires. Mais même si l'on peut comprendre la question de l'échelle pour ces très grosses organisations, on doit se dire qu'il y a tout de même un sacré risque de dérives de toutes sortes dans cette manière d'opérer. Concrètement, les propos de l'intervenant revenaient à dire que les petits exploitants n'étaient que très peu ou pas du tout concernés par les « gros » financements multilatéraux… Et cela, alors qu'une organisation du système « onusien » en a fait une priorité… A cela s'ajoute, semble-t-il, le fait que les organismes et entités de microfinancement, eux non plus, ne privilégient pas le secteur agricole…
Pourtant, l'ONU a fixé à tous les Pays un objectif de « faim zéro » à l'horizon 2030 et ce que l'on appelle, dans un langage quelque peu technocratique, les « indices de progrès » devraient doubler voire tripler d'ici là pour que l'objectif ait une chance d'être atteint.
A peu près tout reste à faire dans ce domaine : l'agriculture doit être financée davantage, mais surtout doit l'être mieux. Ce qui signifie qu'il faut choisir le type d'agriculture à financer en priorité : celle qui demeure à taille humaine, qui ne détruit pas l'environnement et qui contribue au développement des communautés humaines (par quoi mon propos est directement lié au sujet du blog). On ne pourra peut-être pas de sitôt parler de l'agriculture industrielle au passé. Mais on sait déjà que ce n'est pas un horizon indépassable et que la place qu'on a cru pouvoir lui assigner à un certain moment ne sera sans doute pas, dans le futur, aussi grande.
Lors de cette session, Ban Ki-moon a interpellé les Etats, sur un ton inhabituellement incisif, en leur demandant s'il était justifié que tant d'argent public soit consacré à l'armement et si peu à nourrir les peuples. Je ne sais pas s'il faut y voir le début d'une prise de conscience...
J'ai fait depuis ton commentaire quelques recherches notamment sur le site de la FAO qui a déclaré 2014, "année de l'agriculture familiale". Faut-il y voir le début d'un retournement de perspective? Ton témoignage et mes recherches m'ont motivé à développer le sujet dans de prochains posts. Merci!
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