L’hospitalité est-elle à vendre ? Pour nous qui avons
grandi et vécu dans un pays où l’hospitalité est (encore…) un art de vivre, la
question peut sembler saugrenue. Comment pourrait-on vendre ce qui a plus de
valeur que tout ce qu’on possède ? Dans la plupart des traditions du Nord
au Sud de l’Afrique l’hospitalité est un bien moral avant d’être un actif
valorisable. Elle ne s’échange pas, elle se donne. Dans les communautés où
l’hospitalité a encore un sens éthique, la famille la plus pauvre reçoit son
hôte en tuant son dernier poulet qu’elle avait gardé pour cette occasion. Et si
le voyageur de passage ne devait plus jamais revenir, il n’y aura de toutes manières pas eu de dette
contractée et à recouvrir.
Que ce soit chez les berbères musulmans de Tizi n’Oucheg, ou
chez les diolas animistes d’Enampore, l’hospitalité est un bienfait autant
qu’elle est un devoir et est inscrite au fronton des valeurs cardinales qui
constituent le socle éthique de ces communautés. Chacun, hôte accueillant et
hôte accueilli, voit dans l’hospitalité la plus haute forme de la dignité
humaine et de la charité envers son prochain. Ainsi dans le Coran, au moins
deux sourates expriment clairement le commandement de porter assistance au
voyageur et à l’étranger :
Coran 02- 211 :
Ils t'interrogeront comment il faut faire
l'aumône. Dis leur : - il faut aider : les parents, les proches, les orphelins,
les pauvres, les voyageurs. Le bien que vous leur ferez sera connu de Dieu.
Coran 04 - 40 :
Témoignez de la bonté à vos parents, aux
orphelins, aux pauvres, aux clients de votre famille et aux clients étrangers,
à vos compagnons, aux voyageurs et aux esclaves. Dieu n'aime pas les
orgueilleux et les présomptueux.
Hélas… Même les valeurs « cardinales » peuvent
être dégradées et reléguées au rang de simple instrument au service de l’enrichissement
des hommes.
A Bigodi, petit village du centre-ouest de l’Ouganda, en
bordure du Parc National de Kibale, on peut lire sur une pancarte : « “Hospitality
is the password to Prosperity” (l’hospitalité est le mot de passe pour accéder à
la prospérité). Cette communauté a centré toute sa stratégie de développement
sur la protection de l’écosystème (et notamment de la forêt de Kibale qui est l’habitat
naturel de nombreuses espèces d’oiseaux et de singes) contre la promesse faite aux
villageois qu’ils en tireraient des bénéfices « sonnants et trébuchants»
au travers du tourisme. L’hospitalité y est donc devenue naturellement une
source de revenus, et l’étranger un portefeuille ambulant.
Crédit Photo: Ahmed Benabadji
Voilà une illustration de plus que la raison instrumentale n’a
que faire des valeurs culturelles, ou encore, pour reprendre l’opposition kantienne,
que la morale utilitariste (sur laquelle se fonde en grande partie l’esprit du
capitalisme) considère qu’il est plus profitable de traiter autrui comme un
moyen que comme une fin.
A cette condamnation « morale », on peut ajouter celle
exprimée avec une grande force par Ivan Illitch dans son livre d’entretiens
avec Davis Cayley (« la corruption du meilleur engendre le pire », Actes
Sud). Illich, qui fut prêtre catholique
avant d’être philosophe, y condamne la perversion dont notre société déshumanisée
est la création directe. Cette perversion se caractérise par l’institutionnalisation
des valeurs (notamment la charité dans l’exemple que prend Ivan Illitch) et la
commercialisation de services en remplacement de la relation à l'autre. L'autre
n'est plus considéré qu’au travers du besoin qu’il est censé exprimer et cette
réduction d’un individu à une expression de besoin « s'impose avant qu'il ait
même pu placer un mot ».
En institutionnalisant l’hospitalité, on la dégrade. En
faisant de cette valeur de l’intersubjectivité un objet marchand, on réduit une
dignité humaine en une série de processus organisés (hébergement, restauration,
visites guidées, …) dont la rentabilité et le retour sur investissement sont
mesurés et optimisés. Or la véritable hospitalité
est comme l’éducation : elle ne s’épuise pas quand on l’offre. Elle est
une richesse sans cesse renouvelée pour peu que l’on prenne garde à la protéger
de ce qui la dégrade : le calcul, l’argent.
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