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samedi 5 décembre 2015

La route : 3 premières études de cas (3/3)

J’ai déjà évoqué dans ce blog la critique Illitchienne sur les modes hétéronomes de transport: au-delà d’un certain seuil, les investissements visant à faciliter ou accélérer les déplacements « jouent » contre leurs objectifs. Cette analyse a elle-même été beaucoup critiquée par les partisans du développement par les infrastructures et, il faut l’avouer, complètement ignorée par les décideurs politiques du Nord et du Sud qui ont continué de plus belle à dépenser l’argent de l’Etat dans de belles autoroutes ou de nouvelles lignes de TGV. Ont-ils eu tort ? Comme toujours la réponse est certainement à nuancer. Plutôt que d’entrer dans ce débat qui est autant technique qu’idéologique, j’ai choisi cette fois-ci de partager avec vous quelques observations glanées lors de ce voyage. 


Voici la 3ème partie.


Pedong (Inde): La route qui déséquilibre
Tout comme au Maroc ou en Ouganda, le gouvernement central indien finance la construction de routes secondaires et de chemins vicinaux afin à la fois de désenclaver et de lutter contre la pauvreté en donnant du travail aux populations locales. En 2001, l’Inde a démarré le plus ambitieux programme de construction de routes rurales au monde, le PMGSY, avec pour objectif de relier chaque agglomération de plus de 500 habitants par une route revêtue et franchissable toute l'année. Mais là encore, entre les calculs économiques faits depuis la capitale et la réalité locale, il y a un monde. Et la réalité montre que la route est un choix de développement qui privilégie très souvent les villes et les gros bourgs commerçants ou industriels d’une région au détriment des plus petites communautés.

Ainsi, les nombreux investissements consentis pour améliorer le réseau routier autour du bourg de Pedong (réseau qui est considérablement endommagé à chaque mousson…) ont eu pour effet de fermer les petits marchés hebdomadaires dans les villages aux alentours. Aujourd’hui, les maigres bazars qui subsistent dans certaines communautés sont bien vides, alors que la ville de Pedong grossit, au-delà d’ailleurs de sa capacité à fournir à ses habitants certains services de base comme une électricité et une eau courante sans coupures et des prestations correctes de voirie et d’assainissement.
Les infrastructures routières autour de Pedong ont-elles malgré tout bénéficié aux habitants en leur offrant plus de débouchés pour leurs produits ? Oui et non. Oui, car l’extension du réseau routier a permis de développer la culture du gingembre et de la cardamone qui sont devenus des sources de revenus complémentaires pour les paysans de cette région montagneuse du Bengale occidental. Non, car les petites surfaces qui sont disponibles à chacun limitent l’impact financier.  Une extension de ces surfaces est possible mais elle se ferait alors au détriment de la production vivrière. En revanche, les bazaristes de Pedong ont eux bien profité de l’amélioration des transports et fournissent en divers denrées et produits les villages des alentours en plus de leur clientèle locale.  


Les infrastructures de transport : accélérateur ou frein au développement ?

Alors : route ou pas route ?

Le (rapide) benchmark que je viens de présenter nous appelle à qualifier notre réponse. Il faudrait avant de répondre se poser LA question préalable : Dans quel but veut-on construire une route ? Ou plus exactement : dans quel modèle de développement s’inscrit la construction ou l’extension d’une infrastructure de transport ?
En effet, un modèle de développement s’exprime dans au moins deux dimensions pertinentes pour répondre à la question qui nous préoccupe :

L - Le modèle met-il au centre de ses préoccupations le développement économique des villes ou l’autonomie des villages ?
2 - Les projets routiers se concentrent-ils sur l’amélioration des conditions de vie des plus pauvres ou sur la création d’opportunités économiques au profit de ceux qui sont les plus capables de les saisir?   

Avec ce cadre analytique en tête, et sur la base de ce que nous avons vu depuis notre départ, j’émets l’hypothèse en première approche que la route est un accélérateur de développement humain lorsque :
-        elle sert aux plus pauvres, leur facilite l’existence ou crée exclusivement pour eux des opportunités de rattrapage économique.
-        elle privilégie l’usage de modes de transport autonomes (bicyclettes ou petites motos, charrettes, mules ou ânes, …) et ne permet pas aux propriétaires de plus gros véhicules de s’accaparer une situation de rente en détenant le monopole du transport sur la nouvelle voie.

Finalement, il faudrait, dans les pays en voie de développement, éviter les aberrations auxquelles nous en sommes arrivés dans nos pays riches. Ceux qui traversent l’Espagne du nord au sud par l’autoroute qui longe la frontière portugaise ne peuvent manquer d’être surpris par le nombre de grands chantiers routiers qu’on y traverse. Signe d’un grand dynamisme démographique ou économique ? Non, les régions que l’on y traverse (notamment l’Andalousie et l’Estremadure) sont dans cette partie des quasi déserts de peuplement et rares sont les semi-remorques que l’on y croise. Alors que penser de ces gigantesques échangeurs que l’on construit à grands renforts de financement européens en plein milieu de paysages désertiques ? Tout simplement qu’ils servent à conserver des emplois dans les entreprises espagnoles de BTP. Ici la route ne développe plus : elle est un gaspillage de plus produit par un système économique en crise, engagé dans une absurde et délétère fuite en avant.   



2 commentaires:

  1. La communauté contre l’État ?

    C'est le thème général du blog, plutôt que l'un ou l'autre des billets (des « posts ») qui m'a fait réfléchir et m'a inspiré ce commentaire.

    On parle de villages communautaires, donc d'une forme d'auto-organisation de la société.

    Or, au cours des derniers siècles, c'est avant tout l’État qui a exercé une emprise sur la société. Il l'a fait par la politique et par le droit qui en est la conséquence. Seul le continent africain a pu, en partie au moins, faire exception ; et c'est bien parce que la notion de communauté y a plus qu'ailleurs conservé une prégnance.

    On peut penser que la crise de confiance à l'égard de la politique, des politiciens, du politique et plus généralement des gouvernants que vivent beaucoup de Pays occidentaux, la France en particulier, vient d'une dissociation de la société et de l’État. Nos sociétés ne se reconnaissent plus dans l’État qui, en théorie, leur est coextensif ; et l’État n'en finit plus d'être impuissant à l'endroit d'une société dont l'essentiel du fonctionnement lui échappe. Si en mai 68 cette coupure s'était révélée de manière sans doute embryonnaire, c'est avec ce qu'il est convenu d'appeler la mort des idéologies qu'elle a trouvé sa pleine réalisation. Le propre des utopies ou, plus modestement, des « projets de société » qui ont marqué tant le XIXème siècle que le XXème était en effet de dessiner un Etat qui allait réformer de fond en comble la société – pour le plus grand bonheur des citoyens, cela va sans dire. On a vu ce qu'il en a été, mais ce n'est pas mon propos de développer ce point.

    Il est donc tentant de s'intéresser aux penseurs qui ont inscrit au coeur de leur travail cette opposition Etat-société. Le livre de Pierre Clastres « la Société contre l'Etat » porte un titre tout à fait emblématique à cet égard.

    Clastres, qui est mort très jeune d'un stupide accident de voiture, était un anthropologue de l'école structuraliste, dont les thèses épousent largement celles du courant libertaire, c'est-à-dire anti-autoritaire. C'est pourquoi son livre s'ouvre sur une critique des thèses de Jean-William Lapierre, sociologue contemporain se rattachant au « socialisme humaniste », selon qui il n'y avait pas d'émancipation, pas d'épanouissement possible de l'individu sans un Etat qui assure la défense des faibles contre les forts.

    Pierre Clastres a beaucoup étudié les sociétés amérindiennes de la forêt (qu'il persiste d'ailleurs à qualifier de « primitives », voire de « sauvages », ce qui ne serait plus politiquement correct aujourdhui) et plus particulièrement les Guayaki et les Tupi-Guarani. Pour l'essentiel, ce que nous révèle son livre, c'est que la fonction du chef dans ces sociétés est aux antipodes de ce que nous attendrions. Le chef ici n'a pas le pouvoir, il ne peut pas contraindre. Il doit seulement être un faiseur de paix, être généreux et bon orateur. Et dans ses discours, du reste peu écoutés, il ne fait que ressasser les mêmes assertions, sur la valeur du mode de vie traditionnel et l'impératif de le conserver inchangé.

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  2. Suite du commentaire ci-après (l'ensemble était trop long).

    Ce refus du pouvoir est, selon Pierre Clastres, assimilable à un rejet préventif de toute forme d'organisation politique qui préluderait à l'établissement de structures étatiques. J'avoue n'avoir pas été convaincu : comment une société peut-elle renoncer à une forme d'organisation du pouvoir qu'elle ne connaît pas ? C'est un sophisme. Clastres n'hésite pas à évoquer un « inconscient » du corps social. Il se fait plaisir, il complaît à ses convictions de contempteur du pouvoir, beaucoup plus qu'il ne fait droit à la rigueur scientifique. La dimension essentielle – un passage de son livre la laisse brièvement entrevoir, mais elle est globalement passée sous silence – est que pouvoir et écriture sont coextensifs. Or, les sociétés amérindiennes sont des sociétés sans écriture…

    Plus intéressantes, à mon sens et quoiqu'il y insiste moins, sont les considérations de l'auteur sur l' « économie de subsistance ». Cette expression, plutôt à prendre en mauvaise part, relève d'un ethnocentrisme pour lequel il n'est d'économie qui vaille que dans le développement de la production et de la productivité. Or, note Clastres, les Amérindiens « travaillent » peu ; entendons par là qu'une part assez limitée de leur temps est consacrée à subvenir à leurs besoins (c'est un semblable constat qui nous avait tant étonnés dans « Montaillou, village occitan » : ces habitants d'une France rurale médiévale, qu'on imaginait surchargés de tâches matérielles, peinant à survivre, jouissaient en fait d'une grande quantité de temps libre qu'ils occupaient à leur guise, en distractions diverses au nombre desquelles se comptaient diverses intrigues amoureuses). Leurs besoins de base satisfaits, les tribus amérindiennes se tournent vers d'autres activités. Il n'aurait aucun sens pour eux de produire au-delà de ce qu'ils consomment. Et sur ce point, on peut dire qu'ils font vraiment un choix : il ne s'agit pas pour eux de s'imaginer dans un modèle d'ordre social impossible à concevoir, mais d'arrêter de produire dès lors que tout ce qui serait produit cesserait d'avoir la moindre valeur pour leur communauté. Par quoi les Amérindiens rejoignent la critique radicale de la société de consommation, telle qu'a pu la formuler, entre autres, un Ivan Illich (merci, Ahmed, de m'avoir remis en mémoire certaines lectures de jeunesse qui m'avaient beaucoup frappé).

    Tout ceci nous ramène aux communautés villageoises d'aujourd'hui qui sont l'objet de votre périple. Nulle part on n'est dans des « sociétés sans Etat ». En revanche, on est dans des sociétés où l’État est lointain, insuffisant, voire antagoniste. L'exemple des routes, cité dans un récent billet du blog, est édifiant : on facilite l'accès à des villages jusque-là isolés, et leurs équilibres s'en trouvent bouleversés ; une modernité mal maîtrisée fait son apparition, des inégalités nouvelles surgissent. Le concept illichien d'hétéronomie des équipements publics, même si je ne pense pas qu'il soit l'alpha et l'oméga de toute compréhension de ce sujet, nous aide en l'espèce à comprendre ce qui ne va pas.

    Quels sont, quels seront et quels devraient être les rapports entre ces communautés « open-village » et les entités étatiques qui contrôlent les territoires où elles se trouvent ? Doivent-elles refuser l’État ? Doivent-elles au contraire se positionner comme séparées, indépendantes ? Ou bien peut-on imaginer que par une forme bénéfique de « contagion » elles constituent des paradigmes de sociétés heureuses promues par les Etats eux-mêmes ? Peut-être le blog « open-villages » pourra-t-il nous fournir des éléments de réponse à ces questions.

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