Lorsque l’on s’intéresse à la simplicité volontaire, il est facile de
perdre rapidement le sens des réalités… Par là je ne veux pas dire que cette
simplicité est utopique. Bien au contraire, il me semble que c’est le monde
dans lequel nous vivons qui l’est, au travers de sa dimension la plus prégnante
puisqu’elle a fini par constituer la trame sur laquelle se tisse la
quasi-totalité de nos existences. Je veux bien entendu parler de la
bureaucratie qui a peu à peu remplacé la réalité elle-même ou plutôt qui a
réussi à redéfinir le sens de cette réalité.
3ème Partie - Le pouvoir de la violence
Chaque formulaire
que nous devons remplir est un rappel que l’Etat a le pouvoir et non pas
l’individu. Chaque case que nous cochons nous démontre qu’il existe bien un
« plus froid des monstres froids » qui décide de ce que nous pouvons
faire ou être. Cela commence bien sûr avec les prénoms que l’on nous autorisait
jusque très récemment à donner à nos enfants, puis avec les notes que l’on nous
donne à l’école et qui définissent les métiers que nous aurons le droit
d’exercer. Cela continue avec nos droits à la sécurité sociale (c’est-à-dire à
bénéficier de la solidarité, de l’entraide et de la charité qui ont été
institutionnalisés par l’Etat), et avec les dossiers de plus en plus fournis
que nous devons remplir pour obtenir un logement ou un emploi. Et cela ne se
termine que longtemps après notre mort qui elle non plus n’est pas exempte de
formulaires absurdes et de processus incompréhensibles (ceux qui ont eu à gérer
le dossier de succession d’un parent « moyennement méticuleux » dans
la tenue de ses papiers personnels savent de quoi je parle).
A un premier niveau, ces multiples contraintes, autant
bénignes apparemment qu’aurait été sans conséquence leur transgression, sont
à chaque fois desmicro-violences dans la mesure où elles restreignent des
libertés qu’autrement nous exercerions. La multiplication des interdits
obscurs, des injonctions administratives incompréhensibles, des règlements
contradictoires, créent de fait un climat général d’insécurité pour les
citoyens qui sont censés les respecter à la lettre.
Ce seul sentiment d’insécurité, de « peur du
gendarme », qui emprisonne les esprits, gèle l’esprit critique et nous
fait obéir sans que nous n’osions nous rebeller, ne suffirait pas à expliquer
notre soumission si on ne lui ajoutait pas un composant de violence réelle.
Note : Par manque de place, j’écarte
délibérément de cette discussion le point de vue selon lequel nous aimons la
bureaucratie pour ce qu’elle nous apporte et que, loin de nous y soumettre, nous
nous en contentons dans une sorte de calcul utilitariste où les bienfaits de la
bureaucratie compenseraient largement ses limitations et ses erreurs. Il y a en
effet une « utilité » bureaucratique, sans elle bien des choses que
nous considérons comme essentielles à notre bien-être ne fonctionneraient sans
doute pas de la même manière. Mais sans trop entrer dans les détails de
l’argumentaire car nous aurons l’occasion de le développer dans le prochain
post, il est intéressant de noter que c’est notre incapacité à imaginer des
alternatives non bureaucratiques à l’école, au
système de santé, au fonctionnement de la démocratie, à la gestion de la
sécurité, etc. qui explique notre attachement aux bureaucraties qui les gèrent.
Même lorsque l’on se place sur un plan moins directement utilitaire, les
principes d’équité et de transparence, que la bureaucratie se vante de garantir,
semblent foulés au pied quotidiennement dans les administrations et les bureaux
fermés des hommes de pouvoir. Quant à la prétendue « efficacité »
bureaucratique, je ne vais pas me mettre à tirer sur les ambulances…
La violence bureaucratique n’est pas métaphorique
C’est la
violence, par là je veux bien dire celle qui se botte, se casque, s’arme de
longs bâtons, de tasers ou de fusils, qui explique en réalité notre soumission
à la réalité bureaucratique. Je ne parle pas d’une violence métaphorique ou
d’une menace de violence qui servirait à communiquer un message. Je parle de la
capacité de l’Etat et de ceux à qui il délègue ce pouvoir, de nous faire du mal
physiquement. Je sais que pour la plupart d’entre nous cela semble un peu
exagéré de parler de l’Etat comme d’une organisation ultra-violente prête à
toute les exactions pour garantir sa main mise sur ses « sujets ».
Après tout, les états démocratiques ne sont ni comme la mafia calabraise qui
assassine ceux qui refusent de payer « l’impôt », ni comme la
dictature syrienne qui préfère une guerre civile à l’abandon du pouvoir,
n’est-ce-pas ? Certes… Mais s’il n’est sans doute pas nécessaire de mettre
une balle dans la tête de celui qui paie en retard sa taxe d’habitation, ni de
déclencher un génocide pour quelques squatteurs qui refusent de libérer un immeuble,
n’y-t-il a pas pareillement une force physique qui s’exerce à l’encontre de
récalcitrants dont le moins que l’on puisse dire est que leur comportement
réfractaire met très rarement en danger la vie ou l’intégrité physique d’autrui
?
Imaginons que
nous ayons essayé de prendre l’avion quand même pour la Nouvelle-Zélande avec
les deux petits (je rappelle leur âge : 10 ans) et que grâce à
l’inattention (ou la complicité) d’un employé de la compagnie aérienne nous
ayons réussi à embarquer. Que croyez-vous qu’il se serait passé à
l’arrivée ? Nous aurions immédiatement été entourés de policiers qui nous
auraient demandé de nous mettre à l’écart pour que l’on « traite »
notre problème. Dans le cas présent, le traitement en question aurait sans
aucun doute été un renvoi à la case départ avec peut-être même une pénalité
financière. Supposons maintenant que forts de notre bon droit (après tout, si
tout le monde dans la famille avait pu obtenir le visa, il n’y avait aucune
raison logique pour que nos deux enfants ne puissent pas eux aussi l’avoir),
nous insistions pour entrer quoiqu’il arrive. Il n’aurait pas fallu très
longtemps pour que d’autres policiers viennent prêter main forte à ceux déjà
présents pour nous mettre à terre, nous menotter et nous envoyer en cellule le
temps qu’un avion puisse nous ré-embarquer. Imaginons enfin que, révoltés par
le traitement que nous étions en train de subir, la foule qui faisait la queue
avec nous exprime sa colère et décide de nous protéger ou même de nous libérer.
Alors là, je suis certain que les mêmes policiers et beaucoup d’autres appelés
en renforts auraient sorti matraques et gaz incapacitants pour reprendre le
contrôle de cette situation « insurrectionnelle ». Rien de tout cela
ne s’est passé, je vous rassure. Pourquoi ? Parce qu’inconsciemment nous
avions intériorisé que « forcer le passage » n’était pas une bonne
idée car il risquait de se produire ce que j’ai décrit plus haut : une
réponse violente des agents de l’Etat qui ne soit en rien métaphorique.
Je ne nie pas que
dans la plupart des cas la violence reste au niveau de la menace et soit
simplement un mode de communication (« Faites cela ou bien je vous ferai
du mal »). Mais comme toute menace, pour qu’elle fonctionne, qu’elle
produise des effets sur ceux qu’elle est chargée d’intimider, il faut qu’elle
soit crédible. Personne n’a peur de la Corée du Nord et de ses menaces répétées
d’annihiler le Sud et ses alliés sous le feu nucléaire parce que personne n’y
croit. Durant la guerre froide tout le monde était terrifié par la même menace
proférée par les deux grandes puissances. La différence ? Les deux
belligérants avaient démontré leur capacité à faire exploser des bombes
atomiques et personne ne doutait de leur volonté à appuyer sur le bouton si la
situation semblait le nécessiter. Après tout, les Etats-Unis avaient rayé de la
carte Hiroshima et Nagasaki et l’Union Soviétique n’avait pas hésité à envoyer
ses chars en Hongrie et en Tchécoslovaquie pour mater dans le sang des
rébellions civiles.
Ainsi, pour
qu’une menace soit crédible, il faut qu’elle se réalise parfois. L’Etat doit
régulièrement démontrer qu’il ne plaisante pas, qu’il ne parle pas en l’air
lorsqu’il dit : « Dispersez-vous ou nous chargeons ! ».
Alors de temps en temps, les sections anti-émeutes chargent, même lorsqu’en
face les « émeutiers » sont assis et n’ont pour seul arme que des
pancartes réclamant du travail, plus de libertés publiques, ou l’arrêt d’un
chantier d’aéroport.
C’est donc bien
la peur du gendarme, c’est-à-dire de la figure du bureaucrate armé avec lequel
aucune discussion raisonnable n’est possible, qui fait accepter les
humiliations et l’arbitraire aux étrangers qui font la queue devant les
services des visas des consulats des pays européens. C’est encore elle qui fait
baisser la tête au chômeur en fin de droit lorsqu’un fonctionnaire lui annonce
avec mépris qu’il n’a plus qu’à se trouver un travail s’il veut éviter d’être
expulsé de son logement. C’est encore la même peur qui fait détourner les yeux
au passant qui assiste médusé dans les couloirs du métro à une interpellation
« musclée » d’un jeune qui n’a eu que le seul tort d’être excédé par
la répétition des contrôles et de l’avoir dit.
Encore une fois,
pour me faire bien comprendre, je ne dis pas que nous vivons dans une société
totalitaire dans laquelle la violence d’Etat peut surgir à tout moment et
s’abattre sur le contestataire ou le marginal. Je dis que cette violence est
omniprésente au sens où nous l’avons intégré dans nos peurs inconscientes et
qu’elle est donc là, en nous, dès que l’on voit l’ombre d’un képi. Je dis aussi
que pour que ce processus d’intériorisation ait lieu et qu’il conditionne ainsi
nos comportements avec une telle efficacité, il faut que cette violence
s’exerce réellement même si ce n’est que de manière exceptionnelle (pour autant
que tout le monde le sache, mais la télévision est là pour çà).
La violence bureaucratique dans le monde privé
Le fait que les organisations militaires qui ont servi de modèles au secteur privé fonctionnent avec une énorme quantité de violence imposée en cascade depuis les niveaux supérieurs de la hiérarchie a sans doute échappé aux théoriciens des organisations dont j’ai mentionné l’influence sur les modes d’organisation des entreprises dans le post précédent. Pourtant, c’est la violence, de la simple brimade au poteau d’exécution décidé par une cour martiale, et la terreur qu’elle inspire aux simples soldats, qui explique la capacité des armées à envoyer des hommes mourir au front dans un processus relativement ordonné.
Dans les
entreprises privées, les cadres et les dirigeants n’ont heureusement pas le
pouvoir de convoquer une cour martiale et ont très rarement la possibilité de
disposer d’un corps d’agents de sécurité prêts à faire le coup de poing en cas
de grogne autour de la machine à café. Dans tous les cas pour lesquels l’appel
à la force publique n’est décemment pas possible, les managers ont donc dû
imaginer d’autres procédés pour faire respecter l’ordre bureaucratique. Ce
qu’ils ont trouvé est un témoignage à la créativité des bureaucrates lorsqu’il
s’agit de défendre le système qui les abrite et qui leur donne du
pouvoir : que ce soient des règlements internes rédigés de telle manière
qu’il est toujours possible de démontrer qu’une critique est en fait de
l’insubordination, ou des harcèlements répétés sur le lieu de travail avec la
complicité des toutes puissantes directions des ressources humaines, ou encore des charrettes de licenciement à
répétition pour faire régner la terreur dans les troupes, ou « l’espionnage »
des emails envoyés et reçus sur le lieu de travail, ou l’organisation d’une
ambiance de travail ultra-compétitive rendant difficile toute revendication
collective, etc., à chaque fois le procédé semble tiré (avec une très légère
adaptation) de « l’art de la
guerre » de Sun-Tzu ou d’un manuel de guérilla.
Ceci dit, si les
modalités sont très variées, le résultat est toujours le même : plus
personne ne bouge, plus personne ne critique, plus personne n’exprime d’idées
nouvelles. Lorsque la peur de perdre son emploi et de se trouver en situation
de précarité ne suffit pas, la loi autorise les agents de sécurité privés
(c’est-à-dire de fait un corps privatisé de police) à interdire l’accès d’un
bureau ou d’une usine aux contestataires en utilisant une « force appropriée ».
Si la situation dégénère (occupation d’usines, séquestration de dirigeants,
...), on pourra toujours faire appel aux CRS…
La violence rend stupide le maître comme l’esclave
La violence est
condamnable. Et lorsque l’Etat en abuse, il lui arrive de devoir rendre des
comptes, du moins dans des régimes démocratiques et dans certaines situations
très précises. Mais si l’on quitte le terrain de la loi, de la morale, voire
même celui de l’efficacité instrumentale, la violence d’Etat reste intolérable
et ce pour une raison de fond qui a trait à notre capacité (ou plutôt notre
incapacité) à penser intelligemment l’avenir dans un environnement où la
contrainte violente règne.
Comme le montre
l’exemple de la douane néo-zélandaise, les bureaucrates n’aiment rien tant que
des « assujettis » qui obéissent bêtement en restant « dans les
cases ». Celui qui veut faire le
malin ou qui,par souci d’exactitude, cherche à interpréter la demande qui lui
est faite, est toujours en erreur. De fait, c’est certainement l’un des
réflexes inconscients les plus partagés par tous les hommes sur cette planète
que d’éteindre son cerveau lorsque l’on pénètre dans une administration.
Mais le pouvoir
sur autrui fondé sur la force a ceci d’insidieux qu’il rend le maître encore
plus stupide que l’esclave. Après tout, l’esclave, le dominé,ne peut pas toujours
s’empêcher d’essayer de comprendre ou d’anticiper les requêtes parfois peu
clairesdu maître ne serait-ce que pour éviter le coup de bâton ou la
réprimande, exerçant ainsi au minimum son intelligence interprétative. Mais le
maître, lui, fort de sa domination physique et de l’ascendant psychologique
qu’il exerce sur l’esclave n’a pas besoin de faire cet effort, ni même de
s’assurer qu’on l’a bien compris. Il lui suffit de punir après la faute. Ceux
qui ont eu à revenir trois fois dans une administration car la liste des
documents exigés n’était pas complète ont été les victimes de cette paresse de
l’intelligence chez les bureaucrates. Cette paresse n’est pas due à une
quelconque « insuffisance cérébrale » ou à un défaut de rigueur ou de
formation. C’est, plus gravement, une conséquence directe du pouvoir de violence
qui leur a été délégué par l’Etat.
Lire les autres articles de la série:
Bonjour,
RépondreSupprimerJ'adore votre périple et son fondement.
Vous m'inspirez beaucoup.
http://www.laoujetemmenerai.net/open-villages/
Et si refuser les visas pour les enfants était le moyen d'empêcher toute immigration déguisée.
Les enfants ne pouvant mettre le pieds sur le territoire, l'administration NZ est sûre que les adultes vont repartir.
Pas de scandale ensuite d'enfants intégrés (allant à l'école par exemple) soudainement expulsés avec leurs parents, comme nous avons pu le voir en France.
Juste une hypothèse sachant que les politiques frontalières de l'Australie et de la NZ sont très protectionnistes.
Et puis leur réaction dépend probablement aussi de la nationalité du passeport.
Au plaisir de vous lire encore.
Caps