Oui, je sais bien. Ça fait comme du sable dans la bouche. Un
sable lourd, épais, encore humide avec un arrière-goût fort comme une
stupéfaction et banal comme une répétition. Une espèce de retour de nausée qui
nous donne envie de chanter des chansons gaies pour faire genre « même pas
mal, même pas peur ». C’est un peu comme quand, enfant, on perd son chat,
son chien ou son hamster : on est dévasté mais on sait qu’au fond ce n’est
pas si grave, qu’on arrivera à oublier, qu’il y aura d’autres chats, d’autres
chiens, d’autres hamster. On pleure en même temps que l’on se regarde pleurer
et on trouve un certain réconfort à cette étrange dualité…
On se prend à débattre des conséquences potentiellement
dévastatrices de cette victoire. Pour les mexicains, les homosexuels, les
pauvres, les américains musulmans, les démocrates sans cravate, les républicains
bon teint, les propriétaires dans les trump towers et les sans-abris de Chicago
ou de Washington DC, les politiciens du marigot et les fonctionnaires des impôts
qui auditent les comptes de Trump depuis plusieurs mois. Et cette pauvre
Hillary, qui va devoir émigrer au Mexique, sans doute protégée par le mur qu’elle
refusait de construire, pour échapper aux poursuites pénales que son opposant
lui a promises ! Est-ce que Bill la suivra ?
On réalise alors soudain que la victoire de Donald, vient
après celles de Vladimir en Russie et de Ercep en Turquie. Qu’il y a Victor en
Hongrie qui n’est pas gratiné non plus, que Manuel en Espagne a encore sauvé sa
peau malgré les casseroles, que Rodrigo sort les flingues pour dézinguer les
trafiquants sans jugements aux philippines et que Teresa s’apprête à couper le
cordon avec l’Europe pour se barricader elle et les siens derrières les hautes
falaises de la perfide Albion. Et puis, plus proches de nous, il y a tous ceux
qui attendent leur heure ou leur revanche, les Nicolas, Marine et compagnie
dont le moins que l’on puisse dire est que la gentillesse et l’empathie les
caractérise assez peu.
On regarde tout cela à la télé, on glapit des invectives ou on
étale sa tristesse sur Facebook, on lit et on relit les articles du Monde, du
New York Times, et des inrocks, et on conclut que le monde est foutu et que nos
enfants sont dans la mouise.
Mais dans notre grand désespoir planétaire, dans ce marasme glaireux
dans lequel nous nous enfonçons doucement, on oublie Pierre, le voisin qui dix fois
nous a invité à prendre un verre chez lui et à qui nous n’avons jamais répondu ;
on oublie Meriem qui vient d’avoir un bébé et qui aurait bien besoin d’un coup
de main ; on oublie Driss qui rigole tout le temps avec les vieux au
square et qui fait sourire même les plus aigris ; on oublie Manfred qui
est venu s’installer en face il y a six mois avec sa femme et qui trouve que tout
est « Wunderbar ! » ; on oublie Jeanne qui fait des aquarelles dans
la rue entourée d’une troupe d’enfants qui la regardent mélanger ses couleurs ;
on oublie Rex, le chien du concierge qui nous fait la fête à chaque fois que
nous rentrons ; on oublie le goût de la baguette de Samuel « le nouveau »,
le jeune artisan boulanger qui a remplacé Samuel « le vieux », parti
à la retraite et bien heureux de laisser son fournil à quelqu’un qui « sait
le pain ». On oublie jusqu'à l'existence de ces inconnus familiers. On oublie la vie quotidienne et on oublie le plaisir à être
ensemble. On oublie que nous avons de bons livres pleins nos bibliothèques. On
oublie les bonnes odeurs de cuisine, et les couleurs du ciel lorsqu’il décide
de se la péter. On oublie que nos vies sont faites de milliards de liens et d’autant
de sensations. Des liens que nous pouvons décider d’être fraternels ; des
sensations que nous pouvons choisir d’être douces et agréables. Et que contre
ça, ni Donald ni tous les autres n’y pourront jamais rien.
Alors sortez.
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